Parcours en gabare (conçu et rédigé par Richard CATHERINE le 22 septembre 2002)

Commentaire possible pour un parcours en gabare sur la Vire de la Plage Verte au Rocreuil et retour. Page précédente


THEME : La navigation fluviale au XIX ème siècle comme outil du développement agricole et industriel dans la Manche


1 - LES BATEAUX : sur le parcours Saint-Lô-Rocreuil


LES GABARES :

Vous êtes sur une gabare reconstituée. Elle comporte certains aménagements, imposés par la législation actuelle, qui n’existaient pas sur les modèles d’origine :
- le volume avant ;.il y avait à la place de cette réserve de flottabilité une sorte d’abri exigu appelé “ cabane ” destiné au rangement des outils et de la nourriture mais aussi au repos des gabariers.
- les sièges des passagers dans l’espace réservé au fret
- la motorisation dont aucune gabare ne fut jamais équipée. ont>


Caractéristiques :

C’est un bateau plat de faible tirant d’eau, construit en orme.
Ses dimensions sont variables : la longueur est comprise entre 11 et 18m, sa largeur entre 3 et 4m et sa hauteur entre 70 et 80cm.
Il est généralement construit par des charpentiers spécialisés, à Tribehou notamment.
Il est destiné au transport de matériaux pondéreux comme la tangue, le gravier ou les briques.
Ce type de bateau existe sur de nombreuses rivières de France au XIXème siècle.
Mode de déplacement :
Sa propulsion est assurée par un halage depuis la rive. Hommes ou chevaux, marchant sur le chemin de halage, tirent sur un cordage appelé “ grélin ” frappé sur une sorte de mât très court placé juste au-dessus de la cabane. Aucun obstacle ne doit donc se trouver sur le passage du cordage ; aussi la rive est-elle soigneusement entretenue.
Les gabares sont aussi équipées d’une voile carrée à “ ris ” hissée à un mât amovible. Son usage n’est réellement efficient que dans les parties rectilignes des cours d’eau et par vent arrière.
Une perche ou “ fourquet ” existe à bord pour se déhaler au départ ou dans des situations où la traction habituelle n’est pas possible.
La gabare est dirigée à l’aide d’un énorme gouvernail destiné à maîtriser les trajectoires lors des manoeuvres d’accostage et, sur les biefs, à maintenir le bateau près de la rive, là où la rivière est maintenue à une profondeur utile constante. Les énormes charges transportées et l’absence de quille expliquent ses dimensions hors du commun.
Disparues trop tôt, les gabares ne bénéficieront pas comme les bateau de mer de la motorisation qui va se développer à partir des années 30
L’équipage :
Ainsi la manoeuvre d’une gabare nécessite au moins deux matelots : un à la barre, l’autre à la traction. On intervertit les rôles aux écluses. Notons que ce sont les gabariers qui assurent les chargements et les déchargements ainsi que l’entretien du bateau. Ce travail était pénible et mal rémunéré.
Un certain nombre d’auberges le long du parcours permettaient aux gabariers de se refaire et de retrouver d’autres équipages..


TOLIERES :


Vers le milieu du XIXème siècle, les gabares vont cohabiter sur la Vire avec un nouveau type de chaland : les tôlières.
Vers 1840, la production de chaux augmente. On l’emploie désormais de plus en plus à la place de la tangue pour amender les terrains. La chaux qui redoute l’humidité s’accommode mal de ces gabares en bois plus ou moins étanches.
Le développement des industries métallurgiques va permettre la construction plus aisée et moins chère de bateaux en tôle qui transportent la chaux au sec, notamment grâce à un pontage complet amovible. Elles peuvent transporter jusqu'à 50 tonnes de marchandises (les gabares ne pouvaient en charger que 10 à 15).
Leur arrivée va accélérer l’utilisation du cheval comme mode de traction.


TRANSPORT DE VOYAGEURS:


Bateaux-Poste :

Pour la petite histoire, il faut noter qu’eut lieu une tentative de création d’un service de transport de voyageurs et de courrier entre Carentan et Saint-Lô en 1852. Le trajet durait 3h et demie.
Boudée par le public, on mit fin à cette initiative intéressante après l’anéantissement de l’un des deux bateaux lors d’une crue survenue cette même année.


Pélerinages :
Les cartes postales anciennes nous apprennent que les gabares ont été utilisées parfois pour acheminer les pélerins vers ce haut lieu de culte que fut La Chapelle-sur-Vire.


TRAFIC :


En 1880, on dénombre entre 160 et 180 gabares naviguant sur les rivières et canaux du centre-Manche. Cette navigation dépend des “ Affaires maritimes ”. Les gabariers sont “ Inscrits maritimes ” comme les pêcheurs de la côte. A ce titre, ils peuvent être incorporés dans la Marine de guerre pour leur service militaire ou en cas de conflit.


TRACES :


On ne signale plus que deux à trois gabares sur la Vire avant la seconde guerre mondiale.
Tribehou expose les restes d’une grande gabare extraite de la vase des marais il y a une vingtaine d’années. C’est un patrimoine unique donc précieux qui donne une bonne idée de la taille de ces chalands et des techniques de construction utilisées.
Nos archives ne contiennent pas de plans de ces gabares qui furent toutes construites de manière empirique. Ces plans ont du être faits par les restaurateurs lors des deux reconstitutions réalisées à ce jour à Picauville et à Saint-Lô..


2 - LA CANALISATION : à l’amarrage, devant l’écluse du Rocreuil


En 1835, la Vire est déclarée “ voie navigable ” ; cela signifie que l’Etat décide de financer un projet d’aménagement et qu’il s’engage à en assurer l’entretien et le fonctionnement qui concernera deux administrations : les “ Ponts et Chaussées ” et ...l’ “ Inscription Maritime ”).


Deux grandes étapes :
1-La Vire inférieure : de 1835 à 1839, on aménage la Vire entre Porribet et Saint-Lô. Le 15 septembre, on inaugure l’ensemble de la liaison Saint-Lô-Carentan.
2-La Vire supérieure : entre 1847 et 1859, c’est au tour du tronçon Saint-Lô-Ponfarcy d’être aménagé.


Que veut dire “ aménager ” une rivière ?
C’est faire tous les travaux nécessaires pour qu’un chaland de 18 m de long sur 4 de large et de 1,30m de tirant d’eau puisse naviguer, charger et décharger dans les meilleurs conditions possibles. Cela veut dire :
- assurer que tout au long de son trajet, le fond d’un bateau chargé ne va rencontrer aucun obstacle : on creusera à certains endroits de la rivière (seuils rocheux) et l’on nettoiera cette voie d’eau régulièrement.
- faciliter le cheminement des tracteurs, hommes ou chevaux : un chemin de halage de 7 à 8 m sera aménagé sur tout le parcours de navigation.
- permettre que la traction -le grélin- ne rencontre aucun obstacle : on arasera les bords de la rivière côté chemin de halage
- construire des écluses :
1) là où l’on va “ shunter ” une boucle de la rivière ou
2) à un endroit où le seuil rocheux est trop important.
Dans les deux cas, l’écluse vise à rattraper une différence de niveau
3) aménager des ports : lieux qui vont faciliter chargements et déchargement de matériaux.


Le Rocreuil constitue un modèle d’aménagement de type 1 et de type 2.
Pour réduire la vaste boucle de la rivière à cet endroit, on a créé ce canal de dérivation que les gabares emprunteront. Grâce à l’écluse construite sur son cours et dont on aperçoit encore les infrastructures, on va pouvoir réduire une importante différence de niveau entre son amont et son aval et qui résulte :
-de la présence d’un important seuil rocheux situé dans la boucle
-de la réduction du trajet du fait du canal de dérivation.
Les écluses se signalent de loin par une maisonnette qui rappelle celle des passages à niveau de la SNCF. Elles font face à un bassin limité par 2 murs ou bajoyers et fermé par deux portes à chaque extrémité. L’armature métallique de celles du Rocreuil existe toujours
L’éclusier était responsable de son écluse . Il devait effectuer les manoeuvres diverses lors des éclusées, l’entretien du bassin, le nettoyage du canal.
Ici, un pont a dû être construit pour permettre aux agriculteurs d’accéder à leurs terres comprises entre le canal de dérivation et la boucle de la Vire.
A chaque écluse est associé un barrage qui permet d’assurer dans les biefs (partie de la voie d’eau comprise entre deux écluses) une hauteur d’eau nécessaire au flottement des bateaux chargés et d’atténuer et de stabiliser le courant pour une navigation plus aisée.


De Carentan à Pont-Farcy, une gabare franchira 19 écluses et naviguera sur 18 biefs. Elle pourra s’arrêter dans des ports repartis le long du parcours ; les plus importants sont Carentan et Saint-Lô dont nous reparlerons dans la deuxième partie du parcours.


3 - Alfred MOSSELMAN (1810-1867) : pendant le retour à Saint-Lô


C’est à bien des égards le personnage marquant de cette période de l’histoire agricole, commerciale et industrielle de notre région au XIXème siècle.
Il est issu d’une riche famille franco-belge d’industriels. Son installation à Carentan vers 1835 marque en effet le début d’une période de développement important de l’économie locale, en particulier de l’agriculture.
Alfred Mosselman aura sans doute compris à quel point notre région pouvait, grâce à son agriculture, générer beaucoup de richesses.
Il va s’attacher à développer un système complet permettant une optimisation de la production agricole, des produits laitiers en particulier, dans les trois domaines suivants :
1 - la production
2 - la commercialisation
3 - les transports


1 - la production :
Il va s’attacher à accroître les rendements grâce à la tangue puis à la chaux et enfin aux engrais chimiques.
La vulgarisation de produits de construction tels que les briques, les tuiles, les moellons, le bois va contribuer à l’amélioration des outils de production que sont les fermes. Il sera propriétaire de briqueteries, de tuileries, de scieries...
Il s’intéressera aussi à la pisciculture et à la production industrielle d’œufs.
L’accroissement de la production agricole passe aussi par l’extension des domaines. En 1861, il créée la “ Compagnie des Polders de l’Ouest ” qui va s’attacher à conquérir de nouveaux terrains sur la mer en baie du Mont-Saint-Michel et en baie des Veys. En 5 ans, 550ha seront ainsi ajoutés au patrimoine foncier de la Manche.
La production de chaux sera le fleuron de ses activités industrielles.
En 1860, il créée la “ Compagnie Chaufournière de l’Ouest ” qui développe ses activités sur l’important complexe industriel de La Meauffe, et de Cavigny.
La production qui était de 1200t en 1841 passe à 12000t en 1849.
C’est à cette époque que naîtront les tôlières.


2 - la commercialisation :

Il va développer la diffusion de ces matériaux dans des entrepôts à Saint-Lô et à Carentan.
Pour l’écoulement des produits agricoles, il cherchera de nouveaux marchés, en Angleterre notamment.


3 - les transports :

Il va intensifier les transports maritimes et fluviaux pour l’acheminement de tous les produits et matériaux qu’il commercialise.
Une ligne maritime reliant Carentan au sud de l’Angleterre est créée en 1844 et la “ Compagnie maritime ” qui la gère en 1851.
En 1835, il obtient la concession de l’exploitation du canal Vire-Taute et fonde en 1838 la “ Société des Canaux de la Manche ” en ajoutant l’exploitation du canal de Coutances.
Ainsi Alfred Mosselman - à qui, au demeurant, Carentan et Saint-Lô doivent leur port et leur développement commercial - s’affirme comme un acteur économique de première importance au milieu du XIXème siècle.
Mais c’est un “ horsain ” et la population locale ne le tiendra pas en très haute estime ou tout au moins manifestera beaucoup réserve à son égard . Le modernisme dont il fait preuve s’accommode mal de la prudence locale.
Au vu de son bilan, c’est une regrettable injustice ; d’autant que cet homme est par ailleurs un véritable humaniste et un homme de grande culture, lié à l’élite intellectuelle et artistique de notre pays.
La ville de Saint-Lô a fort justement décidé de lui rendre hommage enfin en donnant son nom à l’une des deaux îles de Port-Saint-Lô.

4 - PORT-SAINT-LO : de la piscine au barrage de Saint-Lô

En arrivant dans Saint-Lô, venant de Tessy, il y avait, rive droite une succession de lavoirs pittoresques et sur l’autre rive le Quai d’Agneaux ainsi nommé encore. C’était le domaine réservé aux “ Ponts et Chaussées ” qui faisaient transiter là toute sortes de matériaux nécessaires à leurs travaux : bois, gravier, chaux, charbon,...
Le pont qui enjambe la rivière sera détruit par une crue en 1853. La dernière guerre l’épargnera ne lui laissant que quelques cicatrices.
Passé le pont, deux quais s’offraient alors aux regards :
· rive droite s’étendait le vaste quai à Tangue, lieu d’entrepôt et de commercialisation de toutes sortes de denrées dont la fameuse tangue. Un négociant y avait installé ses bureaux et magasins. On y trouvait aussi le “ Service de la navigation ” où l’on venait déposer ses “ Déclarations de chargement ”.
· rive gauche : se trouvait le domaine de Mosselman spécialisé dans le commerce du bois. C’est tout près d’ici que passera bientôt la voie ferrée qui, avec la route, concurrencera durement le trafic fluvial jusqu'à le remplacer totalement.


Notre gabare va bientôt arriver à un autre endroit important du port de Saint-Lô formé par l’écluse, le barrage et les îles. Sur les trois bras de rivière partant de là un seul est naturel, celui qui franchit le barrage. Les canaux partant à droite et à gauche ont créé deux îles. L’une conserve le vestige d’une usine à papier, la cheminée en briques. Détruite par le feu en 1930, elle ne sera pas reconstruite.
Côté gauche, le canal de dérivation conduit à l’écluse où le dénivelé est assez important.
Sur la rive droite du canal de dérivation, on avait aménagé une cale de radoub pour l’entretien des bateaux.
Tous ces aménagements, installations et équipements répondent exactement à la définition du mot “ port ”.


Ainsi, pendant près de 80 ans, les bords de Vire à Saint-Lô furent avant tout une zone portuaire relativement importante dont il subsiste un grand nombre de traces qui contituent véritable patrimoine à réhabiliter.
Là, existait un lieu de vie, de travail et d’échanges pour toute sortes de corporations.
Là, la ville de Saint-Lô, en offrant toutes les infrastructures nécessaires à la navigation commerciale, continuera de jouer son rôle ancestral de lieu d’échange et de modernisation pour l’industrie et une agriculture qui va, à partir de cette deuxième moitié du XIXème siècle, faire la richesse et la réputation de notre région.

Références :
“ Bateaux de Normandie ” par François Renault Editions de l’Estran“ Alfred Mosselman (1810-1867) et ses tentatives d’industrialisation de la Manche ” par Rémi Villand dans Revue du Département de la Manche-Tome 25-198

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